Text:August Lustig/A. Lustig Sämtliche Werke: Band 1/Un moulin.

Un moulin.

Juin 1875.

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Une ancienne légende a, je crois, raconté
Que jadis existait un moulin enchanté
Qui possédait le don d'embellir la jeunesse
Et qui pouvait surtout rajeunir la vieillesse,
Rien n'était plus facile. - On s'y précipitait,
Et peu d'instants après miracle, on en sortait,
D'Apollon, de Vénus une vivante image !

Jugez si le meunier avait beaucoup d'ouvrage.

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Eh bien, ce beau moulin, il existe toujours,
Et plus, miraculeux même, car de nos jours
On transforme les gens, selon leur exigence,
Tout en leur conservant encor la ressemblance.
Ne cherchez pas au loin cet établissement,
Vous l'avez sous' la main, vous le voyez souvent,
Seulement, comme tout en ce monde varie,
On ne dit plus : moulin, on dit photographie,
Le meunier, lui, s'appelle aujourd'hui retoucheur,
Et toujours il travaille avec la même ardeur.

Si dans ce beau métier vous voyez tout en rose,
Détrompez vous, hélas ! moi j'en sais quelque chose,
Assez longtemps déjà ce travail est le mien,
Vraiment ce n'est pas là l'ouvrage d'un chrétien !
Tout ce qu'on introduit dans ce moulin du diable
Vient s'entasser, en bas, près de moi, sur ma table ;
Des têtes et des corps souvent affreux à voir,
Après avoir passé par cet appareil noir,
Attendent là leur sort avec impatience.
Ah, quel métier ingrat et que de patience
Il exige ! - Pourtant ce travail singulier
S'exécute, il est vrai, sans qu'on soit bachelier,
J'ai même le soupçon qu'on s'abrutit encore
En s'exerçant ainsi, jusqu'au soir dès l'aurore,
Presque sans mouvement, toujours silencieux,
A redresser des nez, des bouches et des yeux.
Sans compter qu'en ouvrant les yeux, ce bien suprême,
Aux autres, de la sorte on s'aveugle soi-même.
Mais ne faut-il donc pas secourir son prochain ?

Je pourrais vous en dire ainsi jusqu'à demain !

Une chose, pourtant, qui parfois me console,
C'est que l'esprit est libre. Et c'est quand il s'envole,
C'est quand il va flâner au loin, heureux, content,
Que je fais mon travail le plus facilement.

Combien de fois, ainsi, je me vois en pensée
Parcourant les chemins d'une époque passée
Et suivant les détours d'un sort capricieux !
Que de scènes, alors, défilent sous mes yeux !

Comme la vie est longue et quelle route immense
Me sépare aujourd'hui des jours de mon enfance !

Je me rappelle à peine encore le hameau,
Couché dans la verdure au bord d'un frais ruisseau,
Où je traînais, enfant, en guise de voiture
Un ancien violon, veuf de toute monture,
Qui remplissait ce rôle en grondant sourdement
Comme pour protester contre ce traitement
Tous les chiens lui faisaient une guerre sans trève !...

Il me semble aujourd'hui que ce n'est plus qu'un rêve !

Ah, que d'évènements sont venus s'accomplir,
Depuis ces temps lointains ! -
Parfois c'est l'avenir
Que je vois à son tour, comme un fantôme sombre,
Se dresser devant moi plein de mystère et d'ombre.
Le chemin du passé, parfois, était étroit,
Il n'allait pas toujours, selon mes vœux, tout droit :
Bien des déceptions troublèrent ma jeunesse,
Et le sort me traite non sans quelque rudesse,
Que me réserve-t-il aujourd'hui, le destin ?

Si j'entrevois souvent l'avenir incertain
Sous de sombres couleurs, c'est que je le redoute
Pour ceux, qui, près de moi, suivent la même route,
Dont je dois soutenir et protéger les pas,
Qui sont tout ce que j'ai de plus cher ici-bas,
Et que je voudrais voir jouir d'une existence
Exempte de tout mal et de toute souffrance !